L’une des figures marquantes de l’art contemporain sakha est Sveta Maksimova, artiste pluridisciplinaire au croisement de la photographie, de la vidéo, de la performance et de l’art d’objet. Dans ses œuvres, la mémoire ancestrale, la corporéité et l’élan spirituel se croisent en structures qui créent un espace où l’identité personnelle, la mémoire collective et le code culturel rencontrent des formes artistiques contemporaines. Les projets de Maksimova montrent comment les traditions locales sahka peuvent être réinterprétées dans un contexte artistique moderne. Originaire de la République Sakha, elle revient régulièrement aux thèmes de la mémoire familiale, de la corporéité et de la migration, tout en combinant méthodiquement la symbolique rituelle de la tradition sahka avec les pratiques médiatiques contemporaines. Sa position en tant que représentante d’un groupe ethnique dans un « discours post-impérial » rend son travail à la fois politiquement chargé et profondément introspectif. Elle ne se contente pas de représenter le « sakhaliyi » (yakoute), mais reconstruit les archétypes intérieurs à travers le mouvement, le son et l’objet. Ije. Buor. Salgyn est l’un des premiers projets de Svetlana Maksimova, dans lequel elle traduit le concept traditionnel sahka de la triade de l’âme — Iie kut, Buor kut, Salgyn kut — dans un langage visuel et performatif contemporain. La forme du projet est modulaire: une performance avec l’objet Sergeh, une vidéo, une série de photographies en pose longue, une improvisation sonore et un fanzine imprimé créent une série de représentations où le système traditionnel des significations yakoutes n’est pas cité littéralement, mais réincarné. L’œuvre fonctionne à la fois comme rituel et comme document; le rituel en tant qu’expérience du savoir local vécu dans les corps des participantes, le document comme médium permettant à ce savoir d’entrer dans l’espace de l’art contemporain.

Ije. Buor. Salgyn montre clairement le concept de la triade Kut-Sür. Le symbole central, un poteau en bois — Sergeh — joue le rôle d’axe du monde et de la lignée. Il fixe la mémoire, il est le porteur matériel de Iie kut. Autour de lui se déploie la performance: deux jeunes femmes effectuent un mouvement cyclique, tressant leurs cheveux dans les « racines » du poteau et réalisant une ascension monotone. Cette action corporelle construit Buor kut, le côté terrestre et physique de l’âme — le corps, le travail, le toucher, la relation avec le bois et le paysage. Maksimova précise que le « tourner » autour du Sergeh symbolise la cyclicité présente dans tout: dans l’histoire, la vie et la nature. La voix et le son du khomus emplissent l’espace de vibration: c’est la manifestation de Salgyn kut, mouvement spirituel et intellectuel. Cet élément rituel structure la performance en reliant trois mondes — spirituel, terrestre et ancestral — en un système performatif unique. Pendant la performance, les participantes, en interagissant avec le Sergeh, y sont fixées, créant une image visuelle de l’impossibilité d’une libération totale et de l’interdépendance irréversible du sitim.
Le texte né parallèlement à la préparation de la performance reflète les sensations personnelles de l’artiste liées à la migration, aux événements historiques et à l’expérience collective. Il n’est pas directement associé aux actions corporelles des participantes mais crée un fond émotionnel et intellectuel. Lena Maksimova se demande qui peut être porteur de culture, et s’il est possible de l’être lorsque la langue et les traditions ne sont pas maîtrisées entièrement. Elle raconte son expérience personnelle: née en Yakoutie, sa première langue a été le russe, avec une influence familiale mixte comprenant des racines russes et tcherkesses, ce qui a formé une compréhension syncrétique de la culture. Elle a commencé à apprendre la langue yakoute après la mort de sa grand-mère, qui était russophone. À la différence de ses frères et sœurs plus jeunes, pour lesquels le yakoute est devenu la langue scolaire, la culture a toujours été pour l’artiste un objet d’observation et d’étude plutôt qu’une pratique intégrée.

Une partie importante du projet est également la disparition de l’objet central de la performance — le Sergeh. L’artiste raconte que l’objet « a simplement disparu » au moment où elle voulait le conserver pour des performances ultérieures: « Le Sergeh a simplement disparu de l’endroit où j’étudiais. J’ai commencé à demander où était mon cœur, où était mon arbre… Finalement, il s’est avéré qu’il avait été emporté, et malgré tous mes efforts nous n’avons pas pu le retrouver. » Malgré la détresse personnelle et l’émotion, elle perçoit cet événement comme une continuation naturelle du projet et non comme un hasard. Selon Maksimova, dans la tradition sahka, « on ne peut pas et on ne doit pas posséder » des objets de signification sacrée. L’artiste réfléchit à son désir initial de conserver l’objet dans un entrepôt, qu’elle interprète comme une manifestation de l’ego: « Je voulais simplement le garder. Mais un Sergeh n’est pas fait pour être conservé. » Ici apparaît le conflit entre le contrôle individuel de l’auteur et la logique traditionnelle de l’objet, en tant que partie d’un espace naturel et spirituel. La disparition devient non une perte, mais un acte rituel, symbolisant la nécessité de respect envers l’environnement culturel et naturel.
Sur le plan conceptuel, l’événement élargit le récit du projet Ije. Buor. Salgyn: il introduit dans la structure même de la performance l’imprévisibilité, le hasard et une dimension éthique, renforçant ainsi le champ émotionnel et spirituel du projet, qui fixe l’impermanence et la non-appartenance du patrimoine culturel. L’interaction avec l’objet devient un processus continu où la triade de l’âme (Iie kut, Buor kut, Salgyn kut) se visualise et se vit émotionnellement par l’artiste elle-même. Svetlana Maksimova conclut: « La disparition de l’objet est la continuation métaphorique du rituel, un moment artistique clé qui souligne que la culture et les traditions ne sont pas fixées dans des formes statiques; elles sont en mouvement, dans une réflexion permanente. Je n’avais pas le droit de me l’approprier et de simplement le conserver, en empêchant le Sergeh d’être dans un dialogue. »

Le processus de création du projet Ije. Buor. Salgyn peut être considéré comme un acte artistique autonome, où chaque étape — du travail avec l’objet à l’interaction avec le corps et la langue — devient partie de la structure. L’objet central du projet, le poteau en bois Sergeh, l’artiste l’a acquis sous forme de longue bille. Après une étude attentive de ce que doit être un véritable Sergeh, elle l’a réalisé avec respect pour le projet. Une partie essentielle du travail est également la réalisation corporelle de l’idée: création de costumes et interaction avec le corps. Lena Maksimova coud elle-même des robes blanches traditionnelles khaladaai et utilise de longues mèches synthétiques (jusqu’à 20 mètres) symbolisant la salama, ruban rituel du peuple sahka tressé à partir de crins de cheval noirs et blancs et décoré d’offrandes. La salama sert de « pont » entre les humains et les esprits, utilisée dans les rituels de purification.
Un élément important du projet a été le travail sur la langue et l’identité culturelle. La mère de Svetlana lui a un jour dit: « Tu fais tous ces projets parce que cela t’arrange. Tu ne connais pas la langue yakoute — pourquoi fais-tu cela? » Cette phrase est devenue pour l’artiste, qui se pense comme sahka, un point de repère. Elle l’a poussée à réfléchir plus profondément à sa création, au droit de parler de culture et à la responsabilité de sa représentation. Maksimova se demande: qui est porteur de culture? Peut-on l’être sans maîtriser parfaitement la langue yakoute? Elle a ainsi consacré beaucoup de temps à la répétition de la prononciation des mots yakoutes, et dans la performance finale, j’ai noté que les mots sonnaient presque professionnellement, comme si une actrice expérimentée les prononçait. Cette étape est devenue pour elle un acte rituel d’inclusion de la langue yakoute dans le geste artistique, reliant dimensions corporelle, matérielle et sonore en un seul modèle.
Il est important de souligner que le projet Ije. Buor. Salgyn ne vise pas l’exactitude ethnographique. Il s’agit plutôt d’une reconstruction artistique de la mémoire, une « pratique de restauration « , où l’artiste vérifie, à travers sa propre expérience et ses ressentis, comment l’intégrité culturelle se préserve et se transforme. Le travail montre que le concept traditionnel de la triade de l’âme peut être non seulement une partie d’une vision sacrée du monde, mais aussi un outil actif du discours artistique contemporain.
J’ai découvert le projet Ije. Buor. Salgyn à Paris, lors de l’exposition des artistes des peuples minoritaires de Russie — Proof of Existence, organisée par le collectif Corooted à la galerie L’Aléatoire. Ce fut un moment subtil: le travail de Maksimova, tout comme les œuvres d’autres artistes sahka, a créé un espace où j’ai soudain ressenti un retour intérieur à moi-même. Au milieu de ces œuvres, la routine quotidienne s’est effacée, et en moi s’est ravivé cet état sahka du monde, parfois perdu loin de la terre natale.
Nature mystique

Écologie de l’âme, Kut-Syur dans la pratique visuelle de Yèn Sur.

От обряда к экрану: живое мифологическое сознание саха
