Dans la lisière à l’approche du crépuscule, là où la lumière hésite entre le bleu du ciel et l’or du feu, la chamane incline son dyunyur vers les flammes comme on offre son visage au vent. Le tambour boit la chaleur, se gorge de vie : son cuir respire, se tend, palpite, prêt à devenir la peau d’un autre monde. Les Yakoutes disent que chaque chose a un itch-tchi, même les objets façonnés par l’homme. Le dyunyur, lui n’est pas un simple instrument : c’est un corps creux où se logent les chemins. Quand la chamane le chauffe ainsi, elle ne fait pas qu’ajuster le son—elle réveille les voies qui relient la terre, les soulous ou étoiles, et la profondeur où rôdent les üör—les âmes sans repos. Le feu s’élève devant elle, vif et clair, comme une bête apprivoisée qui montre encore ses crocs. Il est gardien, seuil, protecteur—nul esprit mauvais n’ose franchir son cercle. A travers Sieroszewski, on lit que les Yakoutes ne craignent pas le feu : ils le respectent comme une entité vivante, presque un membre de la maison. Ici, dans la taïga silencieuse, son éclat se manifeste au milieu d’une assemblée de pins et enveloppe de sa chaleur le corps de la chamane. Son manteau rituel, alourdi de chyllyryt kykhan ou plaquettes métalliques et de clochettes, semble déjà s’aligner sur la vibration spirituelle du tambour. 

      A ses pieds, les offrandes sacrées attendent comme des compagnons discrets. La forêt entière semble attentive : témoin des rituels millénaires qui ont résonnent encore dans leurs racines. Dans ce moment suspendu, la chamane n’est plus seulement femme : elle devient passeuse, une voix, un écho entre les mondes, celle qui sait rendre audible ce que le vent dit en secret aux arbres. Un masque de feu orne son visage et illumine le cercle invisible où se tiennent les esprits. Introvertie, elle termine ses préparatifs et les franges de sa tenue la connectent avec tout ce qui a été, qui est, et qui sera. Dans la Yakoutie profonde, là où les nuits s’étendent et où les étoiles marchent lentement, ce geste— qui consiste à réchauffer le tambour—devient une ouverture, un seuil, une respiration. Et dans le bruissement des aiguilles de pins on devine le son presque inaudible des pas de toutes ces générations qui se sont succédées. Le vent chante encore les chansons des anciens. 


Forêt Mystique. Ayar Kuo
Forêt Mystique. Ayar Kuo

      La chamane fait face au feu comme on se tient devant un ancien parent. La petite coupe à ses côtés contient du koumys, cet alcool de lait que l’on consacre aux esprits supérieurs, à Aï-Toïon et aux maîtres invisibles de la nature. Dans le récipient tressé, on trouve du lait caillé, nourriture sacrée, substance blanche liée à la pureté, à la fécondité, à l’aube du monde. Rien ici n’est posé au hasard, chaque élément porte un sens, une mémoire, une continuité. 
      Le feu n’est pas seulement lumière et chaleur—il est le gardien, celui que même les üör, les morts sans repos—n’osent franchir. Une vibration sourde s’élève, ronde, enveloppante. C’est un premier pas vers la transe. Car dans la pensée chamanique, le dyunyur n’est pas un simple instrument : c’est un cheval cosmique, un souffle qui perce les couches des mondes. Le koumys désaltère les esprits bienveillants, tandis que le lait caillé rappelle la douceur des origines, et enfin le feu ouvre le passage. La chamane est l’intermédiaire, celle qui parle pour les vivants, celle qui recueille les doléances des défunts, celle qui relie ces deux dimension pendant un court instant. 
      La chamane lève le dyunyur et le percute au rythme des éléments, sa posture bien ancrée attire l’attention du feu. Son esprit pénètre déjà un autre plan, celui où les maîtres des lieux, les doïdou ichtchitè, viennent écouter. 

      Le feu s’est tu après avoir festoyé. Dans son lit rougeoyant, il retourne à la terre. Dans l’obscurité naissante, la chamane marche comme une ombre vivante, une kyulyuk, s’éloignant du foyer et laissant enfin apparaitre l’arrière de sa tenue. Autour d’elle, la forêt murmure et elle lui répond au son de ses clochettes. A-t-elle ressenti la présence d’Oïuur-toïono, l’ours, maître des forêt, celui que l’on traite comme un parent, que l’on flatte, que l’on respecte, que l’on implore presque toujours à voix basse ? A-t-elle perçu le souffle des ancêtres oubliés ? 

     Au-dessus d’elle, invisibles derrières les cimes, respirent les soulous, les étoiles vivantes. Et, quelque part plus haut encore, se trouve sis khallaan, « la couture du ciel », la voie lactée, qui relie les mondes comme les fils d’un manteau cosmique que seuls les chamanes savent déchiffrer. 


Forêt Mystique. Ayar Kuo
Forêt Mystique. Ayar Kuo


      A la lisière de la forêt, là où les pierres s’étendent comme un ancien lit de rivière, se dressent deux poteaux votifs de bois sculptés qui marquent la présence invisible des forces naturelles, les maîtresses des lieux. Leur bois porte une patine, polie par le vent et les saisons. Des offrandes—rubans noués par centaines, se balancent doucement. Fragments de tissus, lambeaux de vêtements, fibres colorées, toutes ces traces humaines déposées pour apaiser, remercier et demander. 

        Chaque ruban est chargé d’une énergie, une âme ténue que la main qui l’a attaché lui a transmise. Les esprits sont-ils capables d’y lire nos intentions ? C’est un lieu où les vivants s’adressent aux invisibles, où l’on dépose ses offrandes. Un lieu où l’on témoigne son respect, qui conserve la mémoire de ceux en transit en quête de protection, de ces familles qui demandent une guérison, de ces bergers qui implorent qu’on épargne leur troupeau, de ceux qui s’aventurent dans la pénombre verte de la forêt mystique. Ces piliers se portent garants de notre passage, ils témoignent de nos intentions. 

       Le rituel ainsi s’achève—le tambour à son tour se décharge de sa puissance transmise par le feu. L’humidité l’apaise et le plonge dans un sommeil profond. Son inertie nous expulse du monde onirique et nous renvoie à la réalité du monde physique. Enfin, jusqu’à la prochaine fois…





Bibliographie

Sieroszewski, W. (1896). Yakuty. Zapiski z pobytu w Jakucji. St. Petersburg: Imperial Academy of Sciences.


Forêt Mystique. Ayar Kuo

Nature mystique

Forêt Mystique. Ayar Kuo

« Ije. Buor. Salgyn. » — modèle artistique de la triade.

Projet de l’artiste sakha Sveta Maksimova https://svetamaximova.com/ Texte: Ayar Kuo Автор текста: Айар Куо
Forêt Mystique. Ayar Kuo

Écologie de l’âme, Kut-Syur dans la pratique visuelle de Yèn Sur.

Texte: Ayar Kuo Photographies des œuvres fournies par l’artiste.
Forêt Mystique. Ayar Kuo

От обряда к экрану: живое мифологическое сознание саха

Автор текста Айар Куо 2024
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