Yèn Sur est une artiste contemporaine originaire de Yakoutie, travaillant avec des matériaux recyclés, principalement des tickets de caisse. Depuis 2019, elle développe sa propre technique de transformation des tickets en papier et en masse plastique, qui deviennent ensuite la base de sculptures, de dessins et d’objets. Dans son entretien, l’artiste souligne que le choix des tickets n’est pas uniquement lié à la problématique écologique, mais aussi à leur fonction de registre de la vie quotidienne. Le ticket fixe une action, un temps, un lieu, ce qui en fait un support de micro-histoire du quotidien. Les thèmes principaux de sa pratique sont le féminisme, la maternité, la mémoire, la corporéité, la vulnérabilité et les états intérieurs. Dans ses travaux avec le textile, les fils, les cheveux et la broderie (par exemple « Sans nom », « Kyhycha-Kyhycha »), l’artiste explore les processus émotionnels et corporels en les traduisant en structures visuelles de fils, de ruptures et de lignes plastiques. Ces objets sont conçus comme une tentative de matérialiser des expériences qui, habituellement, restent à l’intérieur de la personne.





La série « Tya » de Yèn Sur est une recherche sur trois états de l’existence humaine, sur la mémoire ancestrale, la quête intérieure et la stabilité corporelle. Dans l’entretien réalisé dans le cadre de mon étude, l’artiste insiste sur le fait que les formes naturelles fonctionnent dans son travail comme des constructions mentales et non comme des images de la nature. C’est précisément à travers ces formes qu’elle cherche à suivre la dynamique du Kut-Sür, la triade de l’âme dans la tradition sahka, en l’envisageant comme fondement de la formation et de la préservation de l’intégrité humaine. La première œuvre est conçue sous la forme d’une niche allongée, ce qui permet de l’interpréter non comme objet de représentation, mais comme modèle structurel de conservation, une sorte de contenant où se concentre un contenu culturel. La forme évoque un récipient ou une boîte, et cette solution déplace l’objet dans la catégorie des « lieux de garde », où savoirs et mémoire ancestrale acquièrent une incarnation matérielle.
Dans la tradition sahka, les savoirs culturels et spirituels relèvent de l’espace de Iie-kut, l’âme culturelle et généalogique de la personne: un espace où sont réunis savoir, langue, mémoire familiale et toute la force intérieure qui façonne l’identité yakoute. Au fond de la boîte repose un os blanc d’un être inexistant, semblable à une racine. Il touche la terre et incarne Buor-kut, le niveau matériel, corporel, ce qui retourne à la terre. Verticalement s’élève Aal Luuk Mas, l’Arbre du Monde yakoute. Dans la tradition sahka, il relie trois mondes: le monde supérieur des Aiyy, le monde médian des humains et le monde inférieur. Cet arbre maintient l’humain dans l’unité avec le cosmos. Dans différentes cultures, on retrouve cette même idée: une verticalité qui relie terre et ciel, l’humain et ses ancêtres. L’intégration de l’Arbre du Monde dans un espace clos renforce l’idée du savoir comme valeur nécessitant protection et conservation. La composition verticale définit ainsi un modèle tripartite de l’âme, où le matériel (Buor-kut), le culturel (Iie-kut) et le dynamique-spirituel (Salgyn-kut) constituent une seule structure. La figure de l’émégèt dans la niche montre le mécanisme de transmission culturelle.
À l’origine, l’émégèt était un talisman protecteur: il était sculpté en bois ou en écorce, et les chamans portaient des émégèt en laiton attachés à leurs vêtements. On croyait qu’il contenait une force, et tant que cette force était présente, l’émégèt protégeait son propriétaire. Si la force disparaissait, l’émégèt devenait un simple objet. Il était conservé, porté et utilisé comme intermédiaire entre l’humain et les esprits. Il est important de souligner que la force de l’émégèt n’est pas permanente: elle peut s’éteindre. Cette possibilité de perte rend l’image particulièrement expressive: si la force s’en va, l’émégèt devient une chose ordinaire, tout comme une culture peut perdre son contenu si elle n’est pas préservée.

La deuxième œuvre représente la forêt non comme paysage, mais comme incarnation visuelle de Salgyn-kut. Le relief évoque une carte d’une épaisse forêt nocturne, où creux, niches et ouvertures forment une structure semblable à des traces et des lignes de mouvement. Une telle composition actualise la compréhension de Salgyn-kut comme quête créatrice. L’artiste associe directement cette image à son propre rapport à la nature. Dans l’entretien, elle note: « Je marche jusqu’à ce que la forêt devienne sombre, dense, presque impénétrable. Et c’est là, dans la solitude et le silence, quand le chemin extérieur disparaît, qu’apparaît le chemin intérieur. » Cette phrase montre que la forêt n’est pas un élément décoratif, mais un espace où l’orientation est déterminée non par des repères visuels, mais par un état de l’âme.
La forêt apparaît ici non comme un paysage romantisé, mais comme un champ symbolique de passage. Dans la culture sahka, le paysage naturel, et surtout la forêt, est interprété comme lieu de présence des forces spirituelles, mais non comme espace de menace: la forêt est une zone d’accord entre l’humain et les rythmes naturels, où le juste état intérieur devient la condition principale d’un déplacement sûr. Dans cette œuvre, la forêt se présente comme « demeure » symbolique de Salgyn-kut, espace de restauration et de révélation intérieure.

La troisième œuvre est un masque de pierre avec une petite fenêtre lumineuse. Elle raconte un moment où le corps de l’artiste « est devenu pierre ». Buor-kut, l’âme terrestre, se manifeste ici littéralement: le corps devient dur, éternel, immobile. La pierre est un matériau qui survit au temps. La forme évoque un masque. Ce n’est pas un hasard. L’artiste crée souvent des masques, et dans sa pratique, le masque ne cache pas la personnalité, il la retient. Dans la sémiotique des masques des différentes cultures, le masque est un passage, une enveloppe sacrée, un canal entre mondes. Dans les traditions africaines, les masques gardent les esprits des ancêtres. Dans le théâtre japonais, le masque contient une « émotion pure ». Dans les pratiques chamaniques, le masque est un outil de communication avec le monde des esprits. Chez Jung, le masque — persona — protège le monde intérieur et organise le rapport au monde extérieur. Dans l’œuvre de l’artiste, le masque de pierre devient incarnation non de l’apparence, mais de l’essence. La pierre ne se détruit pas. La pierre maintient la forme. La pierre conserve le code culturel. La petite fenêtre lumineuse à l’intérieur de la pierre est Syur, l’énergie mouvante de l’âme.
La série est perçue comme un chemin artistique unifié. La première œuvre représente un modèle vertical de l’Arbre du Monde, qui, dans la tradition sahka, est structure de conservation et de transmission des savoirs. La deuxième œuvre se tourne vers l’image de la forêt sombre, espace de passage et d’orientation intérieure, accessible à celui qui y entre sans peur. La troisième œuvre, centrée sur le masque de pierre, met en avant la préservation du corps, de la mémoire et de la lumière intérieure comme éléments stables de l’existence humaine.
Les trois œuvres forment trois états de l’être humain, trois types de mouvement de l’âme et trois formes de manifestation du Kut-Syur. Ce cycle visuel peut être interprété comme un chemin allant de la mémoire ancestrale à la quête intérieure, puis à la stabilité du corps et à la préservation du code culturel. Dans cette série, l’arbre, la forêt et la pierre deviennent trois « langages visuels » distincts à travers lesquels l’artiste pense son origine, sa mémoire et sa force intérieure.

L’œuvre « Génération » de Yèn Sur est une composition spatiale à trois niveaux abordant la naissance, l’origine et l’interaction de l’humain avec les mondes supérieurs. L’analyse se fonde sur le portfolio de l’artiste et sur l’entretien que j’ai mené dans le cadre de cette recherche. L’œuvre s’appuie sur une légende décrite par G. V. Xenofontov, concernant la naissance des jumeaux chamans. Selon le mythe, une jeune femme de la lignée Mytakh rencontre un jeune homme, fils de la divinité Aiyy, Khara-Suorun. De cette union naissent deux jumeaux chamans; cependant, avant d’apparaître sous forme humaine, elle met au monde deux oisillons. La naissance doit se produire dans des conditions strictement définies: sur une peau de bétail, à côté d’un arbre à trois branches, et les oisillons doivent rester pendant trois jours dans la partie gauche de la yourte, enveloppés dans cette même peau. Ce n’est qu’après ces prédictions que les êtres acquièrent une forme humaine. Ce récit mythologique constitue le fondement conceptuel de la structure spatiale de l’œuvre, dans laquelle chaque élément reflète une étape ou un état qualitatif de la naissance. Dans l’entretien, l’artiste souligne que l’attention n’est pas centrée sur les figures chamaniques ou sur le chamanisme lui-même, mais sur la femme, à travers laquelle s’opère la naissance.
Il est remarquable que dans la description du projet, l’artiste utilise consciemment l’expression dyakhtar kihi — « femme-personne ». En yakoute, dyakhtar (femme) s’emploie généralement seul, alors que pour désigner l’homme, on utilise la forme er kihi — « homme-personne ». L’artiste aligne volontairement ces constructions, introduisant dyakhtar kihi par analogie avec er kihi. Ce choix souligne la subjectivité active de la femme et met l’accent sur son statut de personne à part entière, et non uniquement sur son rôle de mère biologique ou de figure mythologique. Ainsi, l’auteure déplace le centre d’attention des jumeaux chamans vers le processus même de la naissance et vers la femme comme maillon central. La formule dyakhtar kihi devient non seulement un geste linguistique mais une affirmation conceptuelle du statut humain égal, intégré dans la structure de sa pensée artistique. La composition est construite verticalement et reflète les trois niveaux de la triade de l’âme Kut-Syur: Buor-kut, Iie-kut et Salgyn-kut.

L’élément inférieur de la composition, réalisé en laine, en peau et en fragments organiques, représente le niveau matériel et corporel — Buor-kut. C’est l’image du commencement dense et lourd, l’espace où naît la vie. Le niveau médian, une forme blanche évoquant une barque ou un utérus, correspond à Iie-kut, l’âme généalogique. Il symbolise l’espace de formation, où la vie n’a pas encore atteint sa forme définitive. Ce niveau est lié aux prescriptions du mythe, au lieu de naissance, à la peau sacrée et aux conditions rituelles de l’apparition des futurs chamans. La figure supérieure, construite avec un matériau qui crée des formes ramifiées, et les ombres projetées sur le mur, forment le niveau Salgyn-kut, la respiration vitale.
L’artiste souligne que les ombres ne sont pas un effet secondaire, mais une partie intégrante de la composition: ce sont elles qui expriment la processualité, le mouvement et l’énergie de la naissance. Le niveau supérieur relie l’objet à des forces immatérielles, en donnant direction et dynamique à l’ensemble de la composition. L’œuvre « Génération » est construite comme un modèle visuel de la naissance, où les trois niveaux du Kut-Syur sont représentés sous forme de trois strates spatiales. La femme, en tant que dyakhtar kihi, apparaît comme figure centrale, unissant matière, mémoire généalogique et énergie vitale. L’œuvre montre la naissance non comme un fait biologique, mais comme un processus complexe, spirituel et corporel, impliquant l’humain, l’espace, les forces mythologiques et la structure même du monde sahka. À travers le langage artistique contemporain, Yèn Sur réinterprète la conception traditionnelle de l’origine des chamans en mettant l’accent sur le rôle de la femme comme sujet maintenant simultanément la triade du Kut-Syur.
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