Je me souviens, j’étais très jeune, mais dans mes souvenirs reste cette nuit-là, une nuit orageuse et sombre, dans notre vieille maison au bord de la rivière Viliouï, où, pendant la guerre, on fabriquait des allumettes. Derrière la fenêtre obscure, les éclairs se lançaient sans cesse dans une danse effrayante. La pluie froide et battante frappait les carreaux. Ma mère et ma tante Mira, submergées par la peur qui nous saisissait au milieu de la nuit, m’ont prise, moi et ma sœur, dans leurs bras, et nous ont descendues dans notre petite cave. L’envie d’échapper à ce fracas insupportable éveillait un sentiment étrange, à la fois féerique et plein de frisson face à l’élément déchaîné. Et seule l’oignon doré dans la chaussette de ma mère me regardait, me semblait sourire et briller. Il n’y avait ni colère ni ressentiment envers le fait que maman ne me laisse pas dormir cette nuit merveilleuse. J’avais un an et demi…

       Cinq ans. Été. Je me tiens dans une bassine d’eau. Ma grand-mère me frotte le dos avec un gant de toilette dur, de toutes ses forces… La douleur est vive, le contact rude, froid et désagréable. Je me dis que je n’aime pas du tout passer l’été chez ma grand-mère à la campagne. Après ce « bain », je sors avec ma sœur dans la seule ruelle du village et, sans rien dire à ma grand-mère, nous allons chez des parents. Nous y restons tout l’été. Je ne comprends toujours pas pourquoi ma grand-mère n’est pas venue nous chercher… Et c’est le seul souvenir que j’ai d’elle…

        Sept ans. Ma mère et mon père ne vivent apparemment plus ensemble depuis longtemps. Ma sœur et moi marchons dans une ruelle étroite, l’une derrière l’autre. Au détour se trouve une petite cabane, là où habite mon père… Aujourd’hui, maman a permis que nous passions la nuit chez lui. Nous sommes tous les trois allongés sur un lit en bois, moi contre le mur… J’aime m’allonger contre le mur, là où pendent les montres de poche de papa… Elles font tic-tac… Elles sont magnifiques. Mon père nous raconte une histoire étonnamment tendre qu’il a inventée pour nous, sur un énorme élan, sur les bois duquel vivaient deux petites filles… Je crois presque que ces filles sont moi et ma sœur. Quelques jours plus tard, en revenant chez mon père, nous ne trouverons qu’un squelette brûlé à la place de la cabane. Je commencerai à fouiller dans le tas de débris calcinés, essayant de retrouver ces fameuses montres de poche… Les très belles montres de papa… Sans doute savais-je déjà alors que je ne reverrais pas mon père pendant longtemps…

      Ce conte photographique parle de la mémoire, des souvenirs les plus lumineux de chaque être humain, de ce qui est précieux, chaud, authentique et sincère, de ce qui ne peut être influencé, transformé ou détruit. La mémoire est ce qui nous appartient, ce que personne ne peut nous enlever. Ce sont les recoins les plus intimes de notre âme, où nous nous cachons souvent du monde. Cette histoire est fondée sur mes propres souvenirs d’enfance, de mes proches, des lieux, des odeurs et des sensations qui se sont intensifiés avec mon départ de Yakoutie. Elle parle de ce que nous gardons en nous. Cette mémoire et ces souvenirs résident profondément en nous.